Sun Ra et le voyage cosmique : comment il a redéfini le jazz expérimental
23 mars 2025
23 mars 2025
« Je suis venu de Saturne. » Cette phrase, Sun Ra ne l’a pas prononcée à la légère. Il s’est réinventé entièrement, niant son identité terrienne pour mieux incarner le rôle d’un prophète cosmique. Selon lui, il avait été enlevé par des extraterrestres de Saturne lors d’une vision dans les années 1930. Ils lui auraient confié une mission : apporter la paix à l’humanité grâce à la musique. Peu importe si l’histoire semble fantasque ou délirante. Pour Sun Ra, c’était une vérité. Un symbole. Une métaphore. Et surtout, un dispositif narratif puissant pour libérer le jazz de ses carcans.
Le rejet de son identité d’Herman Blount n’était pas simplement une excentricité. Pour un homme noir dans l’Amérique ségrégationniste, se réapproprier son identité en tant qu’entité cosmique représentait une forme radicale de résistance. Il transcendait les frontières raciales, terrestres, et même temporelles pour devenir un être totalement libre. C’est à partir de là que tout, dans sa musique et son univers, commence à prendre sens.
Autre pierre angulaire de l’univers de Sun Ra : l’Arkestra, son orchestre légendaire. Là encore, rien n’était conventionnel. Il ne s’agissait pas d’un simple big band, mais d’une véritable communauté de musiciens unis autour d’une philosophie et d’une esthétique commune. Ses membres portaient des costumes inspirés à la fois de l’Égypte antique, de la science-fiction et des rituels africains. Selon Sun Ra, la musique était un rituel spirituel, une communion, presque une science magique. Quand il montait sur scène avec l’Arkestra, il ne donnait pas un concert. Il offrait une expérience, une porte ouverte vers une autre dimension.
Musicalement, l’Arkestra était un laboratoire vivant. Du free jazz à l’électro naissante, en passant par le swing et les musiques traditionnelles africaines, ils mélangeaient tout. Peu nombreux sont les orchestres capables de couvrir autant de styles tout en gardant une identité unique. Parmi leurs enregistrements les plus emblématiques, citons Space Is the Place (1973), un véritable manifeste artistique et philosophique. Ce titre phare illustre parfaitement la vision de Sun Ra : un mélange de chœurs incantatoires, de solos débridés et de grooves hypnotiques.
Si Sun Ra est célèbre pour ses explorations jazz, beaucoup ignorent à quel point il était en avance sur son temps en matière de technologies musicales. Dès les années 1950, il s’intéresse aux claviers électroniques, devenant l’un des premiers musiciens à intégrer des synthétiseurs et autres instruments électroniques dans un contexte jazz. Son usage du Minimoog, par exemple, a ouvert la voie à toute une série d’artistes qui, plus tard, exploreront les interactions entre jazz et musiques synthétiques.
Un autre aspect fondamental de son génie était son éthique DIY (Do It Yourself). Dans un contexte où de grands labels refusent souvent de prendre des risques, Sun Ra et sa communauté ont choisi une voie indépendante. Son label, Saturn Records, a été l’un des premiers labels indépendants à publier des albums autoproduits. Entre les années 1950 et 1980, Sun Ra et l’Arkestra ont enregistré plus de 100 albums, pour la plupart édités en petites quantités et vendus directement lors de leurs concerts. Ce modèle est aujourd’hui la norme dans de nombreux cercles indépendants, mais à l’époque, c’était révolutionnaire.
Mais Sun Ra n’était pas seulement un musicien. Il était aussi un penseur, un visionnaire dont l’impact dépasse largement le monde de la musique. Il est considéré comme l’un des pionniers de l’afrofuturisme, ce courant culturel qui associe les imaginaires de la science-fiction à l’histoire et aux luttes des Afro-descendants. L’afrofuturisme reprend les outils de la modernité (technologie, espace, futur) pour réinventer les récits africains et afro-américains, et Sun Ra en était le prophète parfait.
Dans des morceaux comme Space Loneliness, il transcrit la solitude cosmique du peuple afro-américain, offrant une métaphore puissante de l'isolement social et culturel qu'il subissait. Ses références à l’Égypte ancienne et à l’Afrique étaient une manière de rappeler les racines de la diaspora noire tout en projetant ces identités dans le futur. C’est un message d’émancipation qui dépasse le cadre du jazz pour inspirer des générations entières d’artistes, des musiciens comme George Clinton et Flying Lotus aux écrivains comme Octavia Butler.
Mais qu’est-ce que le jazz cosmique, réellement ? Avec Sun Ra, le jazz est devenu une passerelle, un mode de transport entre des réalités multiples. Il transformait ses concerts en cérémonies quasi religieuses. La musique n’était plus simplement à écouter, elle était à vivre, avec tous ses sens, comme une expérience transformative. Les harmonies dissonantes, les structures libres, les expérimentations sonores : tout cela avait pour but d’éveiller l’auditeur à d’autres réalités.
Dans un contexte où le jazz devenait parfois académique ou figé, Sun Ra rappelle que cette musique est, avant tout, un geste d’improvisation et d’ouverture. C’est une musique qui explore, qui évolue, qui n’a aucune limite. En ce sens, Sun Ra capturait l’essence même de l’art.
De son vivant, Sun Ra restait un personnage déroutant pour beaucoup. Certains critiques ne savaient tout simplement pas quoi penser de lui. Était-il un génie ? Un excentrique ? Était-il trop en avance sur son temps ? Peut-être un peu tout cela. Mais des décennies après sa mort en 1993, son influence n’a jamais été aussi évidente.
Finalement, Sun Ra nous a laissé bien plus qu’une musique. Il nous a offert une philosophie : celle de voir au-delà des évidences, de rejeter les barrières – sociales, artistiques, mentales – et d’oser imaginer, toujours. Dans un monde qui a tant besoin de nouvelles utopies, son message résonne plus que jamais.